Penser les conduites addictives
Les approches psychanalytiques indiquent que les addictions seraient une « recherche d’un apport externe dont le sujet a besoin pour son équilibre et qu’il ne peut pas trouver au niveau de ses ressources internes » et une « tentative de maitrise d’un objet externe » (Jeammet P., 1997). Ou encore que la conduite addictive, qui se présente souvent comme une quête d’affranchissement de la dépendance affective, s’appuierait sur des « troubles de l’identification et des relations d’objet qui entraîneraient une dépendance aux objets externes » (P. Gutton, 1997).
O. Taïeb et al. (2008) en s’appuyant sur les travaux de P. Jeammet (1997) et de A. Green (1990) ont encore précisé que l’objet d’addiction serait toujours extérieur, toujours à la disposition du sujet dans une relation d’emprise réciproque et servirait de pare-excitations et d’enveloppe protectrice, évitant au sujet à la fois des angoisses de perte et des angoisses d’intrusion.
Ces éléments permettent de mieux penser les patients souffrant d’addictions et de proposer des pistes pour une prise en charge thérapeutique adaptée, répondant aux problématiques spécifiques du sujet avec addiction. Ils permettent en même temps de penser une importante spécificité de la relation thérapeutique avec ces patients.
Catherine Montluc, Psychologue Paris 15e
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Alexithymie et addiction
« L’un des buts du comportement addictif est de se débarrasser de ses affects ! (mettre) un écran de fumée sur la quasi-totalité de son expérience affective » (McDougall J.).
La dimension d‘alexithymie, terme inventé par Sifnéos caractérise l’absence de mots pour exprimer ses émotions (a: privatif; lexi: mots; thymie: émotions, humeur). En 1970, Sifneos a défini l’alexithymie comme un déficit : « une vie fantasmatique pauvre avec comme résultat (…) une tendance à utiliser l’action pour éviter les conflits et les situations stressantes, une restriction marquée dans l’expression des émotions et particulièrement une difficulté à trouver les mots pour décrire ses sentiments ». Elle serait « une inhabilité à pouvoir faire des connexions entre les émotions et les idées, les pensées, les fantasmes, qui en général les accompagnent ».
Rappelons avec I. Varescon (2007) que les études sur l’alexithymie ont indiqué une prévalence de cette caractéristique dans les conduites de dépendance.
Cette prévalence serait en lien comme l’a écrit C. Jouanne (2006) avec les troubles de la régulation émotionnelle chez ces sujets. Les relations de dépendance engagées par les sujets alexithymiques envers des objets seraient une défense contre une dépendance affective menaçante pour leur identité. L’alexithymie pourrait ainsi s’envisager selon C. Jouanne, plus que sur le versant déficitaire comme un « processus adaptatif, défense, gel pulsionnel, émotionnel, visant à protéger le sujet ».
I. Varescon (2009) a aussi souligné que les troubles émotionnels en termes de déficit ou régulation étaient un facteur de risque et de maintien des addictions comportementales ou « sans drogue » et de nombreuses études ont mis en évidence une corrélation positive entre alexithymie et dépression (Jouanne C., 2006).
L’alexithymie favoriserait le recours à l’addiction qui renforcerait « la défense jusqu’à la structurer du fait de l’appauvrissement relationnel qu’elle engendre et perpétue ».
Ailleurs, Corcos M et al. (2007) ont insisté sur l’alexithymie comme mécanisme de défense contre la dépression. Ils ont évoqué « l’idée d’une défaillance du Symbolique ou/et de la représentation des émotions chez certains sujets. L’alexithymie renverrait à une position première dans le développement normal (…) sur laquelle l’activité psychique du sujet (…) se développe en fonction de la nourriture objectale (valeur émotionnelle, capacité de rêverie). Si le sujet régresse à cette position archaïque c’est que les liens noués dans l’enfance se sont nourris, pour une part, dans certaines interactions affectives de carence. Cette position régressive (…) protègerait de la dépression essentielle. ».
La question de l’identité dans les addictions
Nombre d’auteurs qui ont écrit sur les addictions ont souligné l’importance de cette question de l’identité dans les problématiques de l’addiction.
Pedinielli J.L. et al. (1997) ont indiqué que si la majorité des travaux avait montré que l’addiction pouvait avoir des vertus sédatives, elle comportait aussi, selon les théories psychanalytiques, une fonction restitutive de l’identité.
G. Pirlot (2009) a exploré ce lien entre « addiction et problématique identitaire » : le comportement « addictif » apparaissant comme un processus mettant en jeu un système de récompense lorsque, faute de « tonus psychique de base » et de « tonus de base identitaire », l’appareil psychique ne parvenait pas à réguler par lui-même ses conflits ou émotions en excès.
Ainsi un « déficit » de construction identitaire chez un individu serait propice au développement de comportements d’addiction.
D’autres auteurs, parmi lesquels P. Jeammet, ont indiqué aussi que le sentiment de sécurité intérieure semblant manquer au sujet, les addictions auraient fonction de compromis, en mettant sous emprise un élément de réalité extérieure, avec pour enjeu central la sauvegarde de l’identité (selon l’indication de Pedinielli et al., 1997).
O. Taïeb et al. (2008) ont aussi souligné qu’il était d’autant plus nécessaire de s’intéresser à la construction de l’objet « addiction » que les patients avec addictions, « face à la fragilité de leurs assises narcissiques, utilisent de façon prédominante la réalité externe pour sauvegarder leur identité » Jeammet P. ( 1997) et organiser l’équilibre psychique interne.
Catherine Montluc
Bibliothérapie
Dans la mouvance des deux précédents articles sur « Lecture et dépendance », voici de quoi enrichir la réflexion sur un apport dans la pratique psychothérapeutique de la lecture, idée partagée par ceux qui s’intéressent à ce qu’on appelle la « bibliothérapie ». C’est à travers les écrits de Paul Ricoeur et d’Umberto Eco notamment que des clés nous sont données.
P. Ricoeur (1986) nous le rappelait : le lecteur ne fait pas qu’imposer au texte « sa propre capacité finie de comprendre, mais il s’expose aussi à recevoir de lui un soi plus vaste. ».
U. Eco (1979) a, quant à lui, mis en évidence à travers la notion de coopération textuelle, que « le texte postule la coopération du lecteur comme condition d’actualisation » et qu’« un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif », l’interprétation ne venant pas après le livre, mais faisant partie du livre lui-même.
En ce sens, le lecteur n’entrerait pas, passif, dans un texte aux sens figés. La lecture est une coproduction entre l’auteur et le lecteur, toujours singulière et créatrice de sens multiples. « Lecteur, je ne me trouve qu’en me perdant. La lecture m’introduit dans des variations imaginatives de l’ego » a écrit P. Ricœur (1986).
Au regard de ces thèses, la lecture apparait comme un acte créatif, forçant l’imagination et réclamant une capacité d’étonnement et de changement du lecteur qui s’y adonne.
Lire serait ainsi être ouvert à la rencontre de l’étrangeté la plus radicale, le récit de l’autre venant, comme l’écrit M.A. Ouaknin (1994), « faire fracture » en soi pour ouvrir à une autre dimension du monde et à soi-même.
P.H. Tavoillot dans son article du Point (2004), a souligné à sa manière cette fonction du récit qui « nous sort d’une conception fixiste ou figée de l’identité : ni totalement à découvrir (comme une chose pré-donnée), ni seulement à inventer (comme un artifice). »
Ces quelques pistes de réflexion me semblent bien entendu avantageusement alimenter le travail du psychologue, si ce n’est directement par la bibliothérapie, du moins par la réflexion et le cheminement qu’elles soulignent, tant il est important que nous puissions encourager nos patients à se (re)construire au travers d’une identité narrative dynamique et porteuse de sens pour eux.
Catherine Montluc
Voir les articles précédents sur « lecture et dépendance »
Lecture et dépendance ?
Les addictions positives, qui n’en a pas entendu parler ? Prenons l’addiction au sport par exemple, H. Murakami décrivait dans son livre « Autoportrait de l’auteur en coureur de fond » comment il s’était défait de sa dépendance à la cigarette par la pratique intensive du sport… Pratique-plaisir qui peu à peu s’était transformée en impérieux besoin.
Ces addictions dites « positives » bénéficient certes d’une image sociale valorisée mais restent des addictions, avec leurs dangers et les souffrance associées, et ce dès lors que l’être se tourne tout entier vers la satisfaction d’un besoin, besoin qui va peu à peu envahir et réduire le champ social de la personne qui s’y adonne.
Lecture et dépendance ?
Un phénomène récent semble parcourir le net, mais cette fois ce sont des lecteurs* qui, laissant leurs témoignages sur de nombreux blogs et réseaux sociaux, s’auto-proclament ici lecteurs « compulsifs »* ou là, « bookaholics »* et engagent avec d’autres lecteurs des conversations autour des effets dévastateurs sur leur vie sociale de leur « dévorante » passion des livres.
C.M. Dominguez, dans son roman « La Maison de papier » (2004) nous conte aussi cette histoire fictive d’un lecteur passionné qui ne trouve d’autres moyens pour tenter d’échapper à sa dévorante passion des livres que de l’habiter directement plutôt que de se laisser habiter par elle et se fait bâtir une maison…. en briques de livres ! Mais cela, n’est que fiction, bien sûr.
Pourtant on se demande qui sont ces lecteurs « compulsifs » bien réels cette fois, lecteurs qui croyant que le livre dé-livre, se trouvent bientôt enchaînés à leur belle passion ? Que cherchent-ils dans cette frénétique lecture ? Pourquoi ceux là adopteraient un comportement proche de l’addiction tandis que pour d’autres grands lecteurs, les livres continueraient d’être comme autant de fenêtres ouvertes sur la vie, pour mieux voir, pour mieux embrasser et comprendre le monde ? Grands lecteurs, agis essentiellement par la recherche du plaisir, ou « bookaholics » agis par des motivations parfois tout autres… la frontière entre la passion et les comportements addictifs semble parfois ténue et si une conduite passionnée peut se transformer, sous certaines conditions, en dépendance, il faut cependant souligner que toute passion n’est pas destinée à devenir aliénante.
Le « normal » et le « pathologique »
Interroger avec discernement les catégories du « normal » et du « pathologique » est une nécessité et une exigence si l’on veut ne pas sombrer dans la stigmatisation des comportements.
Valleur M. et Matysiak J.C. ont déjà souligné que « le contraire de l’addiction n’est pas la liberté mais le fait de vivre plusieurs formes de dépendance, dont la variété et la multiplicité sont la meilleure protection contre l’enfermement aliénant envers l’objet unique. ». Il y aurait addiction dès lors que la conduite envahit toute la vie du sujet, centre la vie du sujet et le définit aux dépens de toute vie sociale ou affective. Cette idée est partagée par G. Darcourt (1997), pour lequel ce qui caractérise la dépendance pathologique et ses mécanismes massifs et rigides, est qu’elle « concerne un objet exclusif alors que la normale en concerne beaucoup ».
Article à suivre « Lecture et dépendance – quel apport à la pratique psychothérapeutique ? »
Catherine Montluc
* Un grand merci à tous les lecteurs qui ont participé à cette recherche sur les lecteurs « compulsifs ». Pour plus de précisions quant à ces résultats, merci de me contacter directement.
Lecture et dépendance – Quel apport pour la pratique psychothérapeutique ?
(suite de l’article « Lecture et dépendance ? » )
Lecture et fonction « auto-thérapeutique »
Pour ces lecteurs qui se disent « compulsifs« *, force est de constater, soulignons-le d’abord, que la lecture ne relève pas d’une addiction, ni même d’une addiction positive. Elle aurait cependant pour eux une fonction positive, « auto-thérapeutique », située sur un versant adaptatif, leur permettant le maintien d’un équilibre psychique interne. La spécificité des lecteurs se disant « compulsifs », tiendrait essentiellement dans la façon qu’ils auraient d’investir et d’expérimenter l’acte de lire.*
Soulignons aussi que cette absence d’addiction à la lecture, semble partiellement tenir aux caractéristiques propres de la lecture.La lecture, de par sa nature même, serait « résistante » au développement de comportement d’addiction. Elle ne présente notamment pas cette qualité première d’objet extérieur « maîtrisable » auquel les personnes souffrant d’addiction recourent généralement. L’incomplétude du texte qui appelle la créativité du lecteur et l’impossibilité pour le lecteur de se saisir du récit intégralement et immédiatement en un unique mouvement, semblent en particulier, exclure la lecture du champ possible des addictions.
Un apport pour la pratique psychothérapeutique
Ces lecteurs nous enseignent surtout qu’il serait possible de considérer l’apport, en pratique psychothérapeutique, d’un travail de lecture autour de romans, complémentaire celui-là, du travail de narration encouragée par l’entretien thérapeutique et permettant aux patients d’accéder à une identité narrative, de s’inscrire dans une temporalité ayant un sens et une intelligibilité et d’accéder à des changements de représentations de soi et du monde.
Catherine Montluc
* Un grand merci à tous les lecteurs qui ont participé à cette recherche sur les lecteurs « compulsifs ». Pour plus de précisions quant à ces résultats, merci de me contacter, coordonnées sur http://psychologueparis15e.com
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